Derrière l’évidente douceur de ses mélodies, rassurantes, chaleureuses, comme arrachées à la pesanteur du présent, Rover semble avoir toujours été réfractaire à l’idée de confort. L’enregistrement d’Eiskeller en atteste : pour ce troisième album, Timothée Reigner, exilé à Bruxelles depuis plusieurs années, a choisi de s’enfermer quelques mois dans les anciennes Glacières Saint-Gilles de la capitale belge. C’est là, sous terre, dans cette grande pièce austère, froide, qui servait autrefois de repère à un club de boxe, que le songwriter français s’est cloitré dans l’idée de tourner le dos aux habitudes, de s’approprier un lieu a priori hostile.
« J’ai installé mes instruments de musique, un jour de canicule, dans une ancienne glacière Bruxelloise. Autrefois, avant l’arrivée des réfrigérateurs, ce lieu jouait un rôle essentiel à la vie d’une ville. A Bruxelles, la glace se formait naturellement en hiver sur les étangs d’Ixelles et était conservée par pans dans les profondeurs souterraines de ce lieu, pour ensuite tout au long de l’année, alimenter en glace bistrots, commerces alimentaires, laboratoires.
Ce lieu devenu obsolète au milieu du siècle dernier, fut ensuite occupé par des ateliers d’artisans, des entrepôts de stockage divers, scieries et en l’occurrence en ce qui me concerne : une ancienne salle de boxe semi-clandestine.
Cette immense pièce industrielle haute de plafond, allait devenir mon studio de musique pour les mois à venir,
où j’allais jouer et enregistrer, seul, ce disque.
Plus de 250 m carrés de vide glacial enfouis sous terre. A l’abri des saisons, du temps et de certains bruits. Les premiers temps, tout paraissait minuscule et fragile dans ce lieu. Mes instruments timides, agglutinés au loin, semblaient se tenir chaud.
Les silences y étaient puissants et souvent intimidants.
Je m’y sentais à la fois protégé et extrêmement vulnérable. Je pouvais même parfois manquer d’air dans ce lieu si grand.
Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre ma propre démarche et m’apprivoiser. Encore aujourd’hui
au moment où j’écris ce texte, certaines évidences se révèlent à moi et je me surprends à sourire en silence en y
repensant.
Il m’a fallu aussi beaucoup de solitude pour que la musique puisse enfin s’entendre avec le lieu. C’est parfois en rejouant mon arrivée et mon installation, en déplaçant les différents postes de travail que je trouvais des indices et des réponses mais surtout que je me débarrassais de mes certitudes.
J’ai très rapidement compris que seule une stricte discipline me permettrait de construire, certes lentement mais sainement, les strates. A un rythme qui semblerait presque d’un autre temps. Souvent attribué aux anciens. En respectant les cycles et leurs épreuves.
Les contourner aurait consister à contourner l’essentiel, je pense.
C’est en acceptant le « rien » que le « tout » est né. Je me suis placé en observateur de l’instant sans vouloir lui
donner de sens.
Je parvenais enfin à lutter, à ma toute petite échelle, contre le mal de notre temps.
L’expérience se transforma en un quotidien devenu vital. Mes rendez-vous étaient essentiellement avec mon
lieu, en apparence si ingrat et hostile. Sous mes yeux, il devint à la fois sublime et thérapeutique. Nous nous
faisions du bien.
Un ami fidèle, seul témoin de mes longues heures de recherche. Je me surprenais à avoir hâte de le retrouver.
Je sais que lui aussi, attendait ma venue quotidienne.
Je nommais ce lieu « EISKELLER » (cave à glace en Allemand) pour sa phonétique et son sens logique.
Plusieurs mois furent nécessaires pour me laver de mes réflexes et pour me lier intensément à ce lieu.
Comme le font certains oiseaux en préparant leur nid, cette glacière me permettait de voir les chansons enfin
éclore en plein hiver glacial.
La musique encourageait la musique. Le son apparaissait concrètement selon l’endroit où je me situais et où
je le capturais. Tel une forme dense et identifiable. Commença un étrange jeu de placements et une danse
invisible avec ce lieu improbable à l’acoustique exigeante. Le son devint lumière, les reflets et échos me
surprenaient.
Me revenaient les récits de plongeurs en apnée de grands fonds ou de certains navigateurs solitaires, je me
sentais mieux immergé dans ce travail et devenais moi aussi accro à ses risques. Toute proportion gardée, bien
entendu, mais le risque n’est pas toujours spectaculaire.
J’ai tellement aimé faire ce disque et éprouve une fierté simple d’y être parvenu sans compromis. Je
n’oublierai jamais ce voyage, j’en reviens rassuré.
Les objets ont bien une âme.
Les instruments leurs lots de chansons.
La musique soigne ;
Et les lieux peuvent devenir des amis.
A condition d’être patient.
J’ai vidé mon atelier un 31 octobre bien automnal. Deux jours après il était détruit. »
ROVER