L’écrivain Éric-Emmanuel Schmitt passionné de musique classique, qui a publié plusieurs romans et spectacles sur Frédéric Chopin a accepté d’écrire l’édito de l’album « A la Mazur » du pianiste Gaspard Dehaene.
« Chopin constitue toujours une révélation pour qui se rend disponible aux révélations. D’où vient sa puissance sur nous ? De sa fragilité.
Chopin ne crie pas, il parle ; mieux, il murmure : si ce n’est pas l’idéal pour se faire entendre, c’est le vrai moyen d’être écouté. La musique de Chopin s’insinue en nous, simplement, souplement, quasi silencieusement, atteignant le plus intime de l’intime. Quiconque pénètre jusque-là nous laisse non seulement une trace, mais un feu. Et ce feu nous transforme.
Si Chopin révéla sa vocation musicale à Gaspard Dehaene, il me révéla le piano. Ce buffet massif que torturait quotidiennement ma sœur aînée cessa de tourmenter mes nerfs quand ma tante Aimée s’assit en face de lui puis imposa aux touches un nocturne de Chopin. Ma vie entière ne suffira pas à comprendre ce qui se produisit alors : c’était de la musique et aussi de la lumière, c’était la nostalgie et l’émerveillement devant le pur présent, c’était un maître et pourtant un frère.
J’entrepris d’apprendre le piano afin de jouer Chopin. Je n’y suis jamais parvenu. Pourquoi ? À cause de mes doigts d’amateur : ils aiment, mais aimer exige davantage, il faudrait se donner les moyens de bien aimer. Mes doigts arrivent à restituer une couche du texte, pas les mille autres. Durant ses interprétations, Gaspard Dehaene, lui, réussit à rendre tout, la dynamique, l’allant inexorable, l’épanchement bref, la mélancolie, l’énergie, le chant dominant, ses multiples sous-chants, la profondeur des basses, et surtout l’expansion naturelle d’un souffle d’âme dont le secret réside sans nul doute dans le rubato.
Chopin a dit : « il n’est pas de musique sans arrière-pensée »… Selon moi, on se méprend sur cette phrase. Bien sûr on l’utilise pour relier Chopin à la Pologne perdue, à son enfance, à son désespoir. Cependant je ne crois pas qu’une musique raconte. Elle provoque des sentiments, elle ne les exprime pas. Elle engendre de la pensée, elle ne la transcrit pas. Victor Hugo, quoique moins musicien que Georges Sand, écrivit : « la musique est du bruit qui pense ». J’ai envie de préciser : « la musique, c’est du bruit qui fait penser ».
Album de Gaspard Dehaene sortie chez 1001 Notes en janvier 2022
Liszt le généreux, Liszt qui servit davantage Chopin que Chopin ne servit Liszt, témoigna qu’après un concert de son ami, « une des femmes les plus distinguées de Paris » lui demanda « de quel nom il appellerait le sentiment extraordinaire qu’il renfermait dans ses compositions ». Flatté, légèrement embarrassé, Chopin s’épancha maladroitement, il évoqua le « regret intense » qui forme « le sol de son cœur », pour conclure ensuite que seul le mot polonais Zal peut nommer ce sentiment.
Est-ce traduisible en français ? Non, ce n’est traduisible qu’en Chopin. Finalement, on présume que la France offrit l’écrin de ce Zal, et l’on remercie vivement la France. Or Chopin, s’il ne se trompe pas quand il compose, s’égare lorsqu’il discourt : nul besoin d’être polonais pour sentir ce Zal, ni exilé, ni expérimenté. À huit ans, je le saisissais. Tout enfant est toujours assez vieux pour éprouver la nostalgie du beau.
Quelques clichés colportés par l’histoire perturbent notre appréhension de Chopin. Ainsi, on rappelle souvent ses souffrances physiques. Certes, la maladie, il l’affronta durement – tuberculose ou mucoviscidose -, mais son corps de pianiste ne fut jamais un corps malade, il demeura un corps sain, athlétique, vif, supérieur. Le piano constitua la santé de Chopin. Et l’interprète parfait de Chopin reste un sportif doté d’une âme.
Éric-Emmanuel Schmitt
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