Il murmure à l’oreille des pianos que pianotent les plus grands pianistes de la planète, parle des instruments comme de véritables personnes. Quasi invisible, Ulrich Gerhartz est pourtant l’une des personnalités les plus importantes du milieu pianistique, tout du moins, pour les pianistes et les salles de concert qui les accueillent. Le directeur des services aux concerts et artistes de Steinway & Sons à Londres nous a accordés un entretien.
Comment êtes-vous devenu spécialiste des pianos pour Steinway & Sons ?
J’ai toujours été très intéressé par le travail du bois, des arts et de la création. Une fois diplômé, je voulais étudier l’architecture mais souhaitais d’abord apprendre l’ébénisterie. A cette époque, on m’a offert l’opportunité de visiter l’usine Steinway & Sons à Hambourg et, de fil en aiguille, on m’y a proposé un apprentissage de fabricant de piano. Cela fera 35 ans en septembre ! Peu de temps après la fin de mon apprentissage, je suis parti pour Steinway & Sons London pour en apprendre plus sur la restauration de vieux pianos Steinway avant de rejoindre le département des Concerts au Steinway Hall en 1992 pour devenir technicien de concert.
De tous les pianos sur lesquels vous avez travaillé, y en a-t-il un que vous aimez particulièrement ?
Ce qu’il y a d’incroyable et d’unique avec un piano Steinway, c’est sa capacité à se montrer utile pour le technicien faisant son travail comme pour le pianiste pendant sa représentation. Donc chaque piano sur lequel je me penche, avec l’objectif de le faire aussi bien que je le peux avec le temps dont je dispose, me fascine. Avec sa personnalité, qu’il soit vieux ou très neuf, il me livre ses faiblesses et ses forces que je me charge ensuite de rééquilibrer pour que l’instrument prenne vie.
Comment préparez-vous un piano pour une représentation ? Par exemple, préparez-vous différemment un piano selon s’il s’agit d’un récital ou d’un concerto ?
Quand je prépare un piano pour une représentation, je fais en sorte qu’il soit net et au point, que tous les ajustements mécaniques sur les pédales, les amortisseurs, le clavier et le reste soient parfaits, et que le piano soit accordé et modulé correctement pour son propre caractère, la salle et le répertoire. Pour un récital, le piano doit être une voix finement équilibrée ; pour un concerto, il doit être en mesure de concurrencer le son d’un orchestre symphonique, de projeter sa voix de manière rapide et claire, tout en étant aussi capable de murmurer.
Une anecdote à partager avec nous lors de la préparation d’un piano ?
Une de mes anecdotes les plus drôles concerne la préparation d’un piano au 10 Downing Street (la résidence du Premier ministre britannique, NDLR) en novembre 2008 pour un récital pendant une réception pour lancer la 16e compétition internationale de piano de Leeds. J’avais un chaperon avec moi durant toute la préparation et l’on m’avait dit que je ne pouvais pas faire de bruit pour accorder le piano à cause des réunions se tenant dans la salle du Cabinet !
Les pianistes ont confiance en vous (à raison !) et vous développez un véritable partenariat avec eux. Comment définiriez-vous la relation entre l’artiste, l’instrument et le technicien ?
Confiance, partenariat et presque toujours amitié sont les piliers d’une collaboration réussie entre un pianiste et un technicien de concert. Alfred Brendel, avec lequel j’ai travaillé étroitement jusqu’à son dernier concert à Vienne, a écrit ceci : « Ma collaboration avec les meilleurs représentants de cette profession (les techniciens de piano) fait partie des plus belles expériences de ma vie musicale. » La relation entre un pianiste et le technicien de concert est permise par le même sens de dévotion à l’œuvre et à la musique – chacun y apportant pleinement son talent et sa personnalité.
Vous comparez les pianos à des athlètes. Quelles similitudes y voyez-vous ?
Les athlètes font attention au plus petit des détails avant chaque course, souvent pendant des mois et des années, malgré les mauvaises surprises qui surviennent toujours. Les pianos de concert sont préparés de la même façon et façonnés pendant des jours ou des semaines pour les amener à leur meilleur niveau et pour être certain qu’ils se trouvent dans les meilleures conditions pour les concerts les plus importants. Et une fois le concert terminé, le travail continue.
Vous sélectionnez souvent vous-mêmes personnellement des pianos de l’usine de Hambourg pour des salles de concert, des enregistrements et des artistes. Comment choisissez-vous ces pianos ?
J’ai travaillé exclusivement avec des pianos de concert Steinway & Sons pour les vingt-cinq dernières années, j’ai donc développé un instinct et une écoute, un sixième sens pour reconnaître la personnalité d’un nouveau piano et voir en quoi il se transformera en vieillissant. C’est cela, avec la confiance des salles de concert, des équipes d’enregistrement et des artistes, qui me permet de réaliser mon choix.
Comment change-t-on le son d’une note sur un piano, et que cela signifie-t-il vraiment de régler, de sonoriser et d’équilibrer un piano ?
Le son d’une note est normalement modifié en travaillant la forme et l’élasticité du marteau du piano. Ce processus est appelé la sonorisation. Quand on sonorise un piano, il est important de trouver l’équilibre du son entre le grave (longues cordes, gros marteaux, dans la partie large du piano) et l’aigu (cordes courtes, petit marteau et partie étroite du piano). Un chef d’orchestre ferait la même chose avec sa formation en s’assurant que toutes les sections et tous les instruments sont équilibrés. Régler un piano signifie ajuster toutes les parties mécaniques pour qu’elles fonctionnent de manière équilibrée, efficace et en harmonie, pour permettre au pianiste d’atteindre de la manière la plus dynamique possible le son qu’il souhaite sur le piano. Il y a 12 116 morceaux individuels dans un grand piano Steinway, et le mécanisme pour une seule touche est constitué de 57 morceaux.
Pouvez-vous reconnaître le son d’autres marques de piano ?
Je ne serais pas capable de reconnaître le son de toutes les marques de pianos, mais je pourrais assurément vous dire s’il s’agit d’un Steinway ou non.
Qu’aimez-vous faire quand vous n’êtes pas devant un piano ?
De la course à pied et de l’exercice. J’aime aussi rester à la maison avec ma famille, promener notre chien, faire du jardinage, cuisiner et fabriquer du pain. Et puis boire une belle bouteille de vin, lire un bon livre, voir un bon film…
Propos recueillis par Min-Jung Kym