Lucas Debargue : « J’ai comme une sorte d’herbier dans lequel je conserve mes impressions de concerts »

Lucas Debargue : « J’ai comme une sorte d’herbier dans lequel je conserve mes impressions de concerts »

dimanche 11 avril 2021

Révélé par le 15e Concours International Tchaïkovski à Moscou en juin 2015, Lucas Debargue est aujourd’hui l’un des jeunes pianistes les plus demandés au monde. Seul candidat de ce concours à avoir été distingué par le Prix de l’Association de la
Critique Musicale de Moscou, qui voit en lui un artiste « dont le talent unique, la liberté créative et la beauté des interprétations ont impressionné le public et la critique », Lucas Debargue continue aujourd’hui d’interpeller par la singularité de son talent musical. Entretien.

Lucas Debargue chez lui, à Paris, en mars dernier (Photo : Thomas Morel-Fort)

 

Dans quel état d’esprit vous trouvez-vous actuellement ?

Lucas Debargue : « Ces dernières semaines, j’étais en Russie. J’ai eu la chance de pouvoir honorer là-bas sept dates d’une tournée prévue il y a deux ans. Cela va être bizarre de retourner à la normale. Là-bas, j’ai retrouvé les réflexes de concerts en public très vite. Avant 2015, et le concours Tchaïkovski, j’avais déjà eu une expérience en Russie, car j’avais pu intégrer un groupe d’étudiants grâce à ma professeure de l’époque. Déjà, pendant toute mon adolescence, j’étais fasciné par la littérature et la musique russe. Cela ne s’est jamais démenti. Lorsque je suis en Russie, je sens un regain d’énergie irrationnel que je ne m’explique pas. C’est très particulier. Je ressens comme une véritable communion. Sur les sept concerts donnés récemment, deux ont eu lieu à Moscou. Et pour les autres, je me suis produit à Saint-Pétersbourg, Tcheliabinsk, Ekaterinbourg et enfin Perm, trois villes situées dans la région de l’Oural.

Vos habitudes de jeu ont-elles évolué depuis un an en raison de la situation sanitaire ?

Mon travail consiste précisément à lutter contre l’habitude ! On donne un concert comme on prêche. Si l’on ânonne toujours le même sermon, les gens s’endorment. Chaque fois, il s’agit de faire quelque chose en temps réel, sans être dans l’improvisation. Le défi consiste à ne pas sortir de la partition tout en redonnant vie aux notes. Ça doit être vivant et palpable. Il est vrai que j’avais quelques rituels de travail et que le concert est toujours un moment libérateur. J’ai en réalité fait peu de piano ces derniers mois, j’ai beaucoup composé en revanche.

J’ai aussi beaucoup lu de littérature, beaucoup regardé de concerts. Je ne me suis pas imposé de limites, afin d’explorer un peu partout puisque j’en avais le temps, contrairement à ces cinq dernières années pendant lesquelles j’ai dû donner entre 70 et 75 concerts par an. Cela me fait réaliser à quel point j’ai absolument besoin, en tant que pianiste concertiste, de consacrer du temps à l’étude. Une étude qui n’est pas strictement liée au piano solo d’ailleurs. Passer huit à dix heures par jour derrière mon piano, non… Je travaille beaucoup en réfléchissant. Donner un concert de piano ne s’apparente pas un exercice d’haltérophilie. Même en regardant des films et en lisant, on travaille son oreille. Comme l’écrit le poète Paul Claudel : « l’œil écoute ».

Lucas, pour qui jouez-vous ?

Écrire et jouer, je dirais que c’est opérer une sorte d’accumulation de sanglots et l’on cherche un moyen de rétablir une sorte d’équilibre. Être artiste, c’est accumuler de l’émotion. À un moment, il faut que ça sorte. Cela doit passer par un certain canevas. Quand j’écris, j’écris parce qu’il le faut, c’est une nécessité. Lorsque l’on joue, évidemment que cela profite aux autres et qu’il y a un échange, mais ce serait très présomptueux de considérer que cela vient de moi. Finalement, c’est moi qui ai besoin de me décharger par l’intermédiaire de la musique elle-même.

Vous vous produirez cet été au festival 1001 Notes, que nous avez-vous concocté ?

Je vais jouer un programme de récital en intégrant des pièces de mon ami Stéphane Delplace. Pour moi, Stéphane Delplace est le plus grand polyphoniste vivant. Aucun autre que lui n’a cette maîtrise de la fugue. L’idée de ce concert-ci est de mettre en relation des œuvres, de créer des passerelles entre elles avec les publics. Cela m’intéresse de faire naître des rapprochements dans l’oreille du public, de mettre ensemble des choses qui ont l’air assez proches, mais de creuser et de montrer cependant certaines subtilités.

Lucas Debargue (Photo : Thomas Morel-Fort)

 

Avez-vous des projets en cours, un album, une collaboration nouvelle ?

J’ai beaucoup de projets, je ne peux pas m’arrêter, des projets discographiques notamment. Dernièrement, j’ai passé énormément de temps à étudier. Tout ce temps-là m’a permis d’opérer un repli vers l’intérieur pour cultiver mon jardin. En revanche, pour la création, le confinement est terrible. Le spectacle vivant et son rituel permettent une communion indispensable. Il n’y a pas lieu de se demander si c’est essentiel. Le problème n’est pas d’être payé pour ne pas jouer, mais de se battre pour que le spectacle existe. Je suis à la fois complètement meurtri par la réalité de la pandémie et de ses victimes, en même temps que pour moi, il faut continuer de ritualiser nos existences pour pouvoir rester humains. Il est donc très important d’être en contact avec l’art.

Si vous aviez le choix et le droit, où rêveriez-vous de vous produire demain et en présence de quel public ?

N’importe quel public ! J’ai le même trac avant de jouer devant 10 ou 1000 personnes. C’est ça qui m’amène à parler de rituel. Chaque endroit où l’on joue est intéressant, le public n’est pas le même en Sibérie, dans l’Oural, et même, d’une salle à l’autre. J’ai comme une sorte d’herbier dans lequel je conserve mes impressions de concerts. »

Propos recueillis par Caroline Gaujard-Larson
Photos Thomas Morel-Fort