Fondé par le célèbre gambiste Jordi Savall, l’ensemble Orpheus XXI rassemble des musiciens, kurdes, syriens, bengalis, soudanais, turcs, marocains, afghans ou encore arméniens. Malgré des langages et des répertoires différents, leurs musiques parlent ici de thèmes communs et se rejoignent dans le creuset de ce projet humaniste et citoyen. Entretien avec la chanteuse et musicienne Waed Bouhassoun, qui a participé à la construction de l’ensemble depuis ses débuts en 2016.
Orpheus XXI
Comment s’est passée votre rencontre avec l’artiste Jordi Savall qui est à l’initiative de l’ensemble Orpheus XXI ?
« En 2012, Jordi recherchait une chanteuse syrienne pour rendre hommage à la Syrie. J’étais à Paris. L’Institut du monde arabe lui a envoyé mon CD. Jordi m’a alors invité pour un concert “Hommage à la Syrie”, depuis ça, on a pu faire beaucoup de choses ensemble. Ça m’a beaucoup touché, sa façon de travailler… Il donne toujours beaucoup de place à l’autre. Et je ne dis pas ça parce que je travaille avec lui ! Orpheus XXI, c’est une grande famille à l’âme joyeuse. J’aime cette famille. Ce projet m’a fait beaucoup de bien depuis 2012 et le début de la guerre en Syrie. Jouer avec Orpheus XXI, c’est toujours un moment de bonheur ; ça m’aide à faire sortir toute cette douleur accumulée, grâce à la musique.
Comment l’ensemble Orpheus XXI est-il né ?
En 2016, Jordi Savall a voulu faire quelque chose pour les réfugiés. On est parti ensemble à Calais en avril, et on a donné deux concerts le même jour sur place. On a porté de l’attention à ces gens, on a écouté ce qu’ils avaient à dire. En juin de la même année, nous sommes allés dans un camp de réfugiés qui se trouve à vingt minutes de Thessalonique, en Grèce. Au départ, nous n’avions pas pu y accéder car il fallait une autorisation spéciale. Le lendemain, on a pu entrer. Là- bas, on est vraiment dans un autre monde… Il y a beaucoup d’enfants et encore moins de moyens, de repas et de matériel mis à disposition qu’en France. On a pu faire des activités avec les enfants – ce sont eux qui nous guidaient pendant notre visite. Je pense qu’il est important de se rendre sur place pour ne pas simplement parler de tout cela de loin. Concernant le projet Orpheus XXI, on a soumis un dossier pour choisir des musiciens et les faire venir en France. L’idée est de donner l’occasion à ces musiciens d’accéder à des représentations et des concerts dans des lieux prestigieux et de leur montrer le chemin pour présenter la musique traditionnelle en lien avec leurs cultures. Orpheus XXI est ainsi un projet basé sur la musique traditionnelle et dans lequel se mêlent la musique baroque et la musique classique qui composent justement le répertoire de Jordi Savall.
Comment s’est passée la sélection des musiciens de l’ensemble Orpheus XXI ?
Nous avons reçu beaucoup de candidatures et avons organisé trois jours de sélection. Le troisième jour, Jordi nous a rejoint pour la sélection finale. Puis une fois la sélection faite, huit ou neuf mois ont passé : c’était la période nécessaire pour que les musiciens se rencontrent, se connaissent, pour que chacun fasse part de ses différences. Ça a pris beaucoup de temps pour que chacun accepte l’autre. Quand on a commencé ce travail, on a tenu compte du fait que les musiciens venaient de la tradition orale. Certains sont déjà connus dans leurs pays et ne voulaient pas jouer autrement qu’en solo. Ça a pris beaucoup de temps pour que tout le monde comprenne que nous étions une seule et grande famille. Après cette première phase, nous avons préparé notre premier concert qui s’est tenu en juillet 2019. Entre temps, en 2018, on a aussi voulu sélectionner des enfants réfugiés pour qu’ils rejoignent Orpheus XXI, c’était plus difficile encore.
Comment avez-vous procédé pour ce jeune public-ci ?
On a décidé de travailler avec des enfants immigrés qui n’avaient pas les moyens d’avoir des activités musicales. Au final, treize enfants ont constitué le groupe, qui venaient d’Afrique, d’Europe de l’Est, du Bangladesh ou encore du Maghreb… Ces enfants étaient très heureux de jouer lors des concerts, y compris devant des personnalités comme la ministre de la culture de l’époque. Fiers devant leurs familles… La musique leur permet de s’exprimer et de trouver leur place, de se maîtriser, de s’apaiser en quelque sorte et de développer leur créativité. Avec eux, le premier concert a eu lieu en juin 2018 à Saint-Denis. Nous avons fait ce travail pendant un an, puis, par manque de moyens, tout s’est arrêté en 2020. Après ces deux années de travail, nous avons néanmoins décidé de continuer le projet sous une autre forme, via la propre fondation de Jordi Savall.
Orpheus XXI
Comment s’organisent les musiciens d’Orpheus XXI pour continuer à jouer ensemble actuellement ?
C’est compliqué ! Imaginez qu’Orpheus XXI, ce sont des musiciens qui vivent en Espagne, en Norvège, en France… On ne peut pas faire beaucoup de choses en visioconférence, c’est inacceptable pour eux. Moi-même, j’ai refusé de faire des concerts en visio, je n’y arrive pas… J’essaie en revanche de prévoir des répétitions à Paris en mai prochain, je ne peux pas faire grand-chose de plus pour le moment. Pour moi, pour Orpheus XXI, et de manière générale, c’est une période très difficile, en particulier pour les musiciens. Je me sens complètement déconnectée.
Comment utilisez-vous ce temps libre contraint ?
J’en ai quand même profité pour soutenir ma thèse en ethnomusicologie en décembre 2020. C’est déjà ça ! Nous avions l’habitude de bouger d’un pays à l’autre, heureusement que beaucoup de musiciens sont déjà sélectionnés et ont déjà pu commencer leurs carrières. Mais l’on a envie de retrouver tout le monde et de voir ce que chacun a fait entre temps. Pour revenir à ma thèse, soutenue à la fac de Nanterre, le sujet s’intitulait : Chants et lamentations chez les Druzes du Sud de la Syrie. Cette thèse est l’aboutissement des études que j’ai entrepris en France à mon arrivée, en septembre 2010, six mois avant le début du conflit syrien. Malgré la guerre, je suis retournée régulièrement en Syrie pour mener des études de terrain. J’ai choisi de m’installer en France, où je venais déjà régulièrement depuis 2004, pour des concerts notamment. J’y ai rencontré des musicologues et j’ai commencé à apprendre le français. Ma première maison, c’est Damas, où je me suis installée par le passé. Aujourd’hui, ma deuxième maison, c’est Paris, qui m’a également donné énormément. Paris et la France m’ont véritablement donné une ouverture sur un autre monde. J’y ai appris à accepter d’autres artistes, à faire de la musique dans une autre culture, ce qui n’est pas facile pour un musicien de culture traditionnelle. Maintenant, quand je voyage et que je reviens à Paris en avion, je me dis, ça y est, je rentre chez moi ! Depuis que j’ai appris le français et que j’ai découvert Paris mais aussi diverses régions de France, je me sens bien ici. Il y a une vraie richesse culturelle en France. Pour apprécier tout cela, il faut mener un travail interdisciplinaire. On le fait avec la musique mais je pense qu’il faut le faire avec toutes les autres disciplines, surtout auprès des enfants et des ados. Ça peut permettre de construire une belle base pour notre société, pour éviter que naisse la violence. C’est maintenant que chacun doit faire quelque chose ; on doit partager, c’est ça le plus important. »
Propos recueillis par Caroline Gaujard-Larson.
Pour le Festival 1001 Notes, Orpheus XXI sera en concert le 27 juillet 2021, à Saint Just le Martel à La Terre en Partage : Plus d’infos ici
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