L’électro, une spécialité française ? C’est pourtant un ingénieur russe, Lev Sergueïevitch Termen, qui inventa au début du 20e siècle le premier instrument de musique électronique de l’histoire : le thérémine. Voici une histoire méconnue de la musique électronique soviétique.
Alors que Daft Punk, David Guetta ou encore Justice inondent les ondes depuis des années, il n’est pas rare d’entendre au détour d’une conversation que la musique électronique est une spécialité française. À bien y regarder, on s’aperçoit que celle-ci n’aurait pu voir le jour sans un ingénieur russe aux grands yeux clairs et au nez aquilin : Lev Sergueïevitch Termen.
Lev Termen brasse de l’air et invente le thérémine
Né en 1886 à Saint-Pétersbourg, Lev Termen montre vite des prédispositions à la création et interpelle son entourage avec son intelligence précoce. A six ans, il sait démonter puis remonter la montre de son grand-père. Il est déjà musicien et joue du violoncelle. Après de brillantes études, il devient ingénieur. En 1914, la Première guerre mondiale éclate et les militaires russes réquisitionnent les plus grands cerveaux du pays. A cette époque, la communauté scientifique est en ébullition : la radio vient d’être inventée et les ondes électromagnétiques ont de quoi fasciner. Termen devient alors instructeur radio.
Mais la révolution de 1917 passe par là et change le cours de l’histoire tout comme la vie de Termen. Communiste convaincu, Lev Termen voit le changement de régime d’un très bon œil. Après la guerre, alors qu’il travaille pour un institut scientifique pétersbourgeois, il multiplie les expériences. Un jour, en passant devant un champ électromagnétique, il remarque que ses mouvements déclenchent des sons plus ou moins hauts et plus ou moins forts. Le musicien qu’il est approfondit l’expérience. Termen décide de faire chanter l’air et de maîtriser ces sons en créant le premier instrument de musique électronique de l’histoire. D’ingénieur, il devient inventeur. Ainsi naît le thérémine.
Lénine emballé par le thérémine
Instrument des plus curieux, le thérémine est composé d’un boitier et de deux antennes, l’une verticale, l’autre horizontale. « Sa spécificité principale est bien sûr de pouvoir se jouer sans aucun contact physique entre le musicien et l’instrument », détaille Jimmy Virani, musicien et conférencier français spécialiste du thérémine. En effet, il suffit de brasser de l’air au millimètre près pour produire des notes.
Difficile cependant de dater précisément l’invention de l’instrument. « Il y a eu vraisemblablement plusieurs versions d’étude entre 1918 et 1920. », explique Virani. Ce qui est sûr c’est que « Lev Termen est invité à présenter le thérémine à Lénine en 1922. Celui-ci va essayer l’instrument, et va tout de suite voir en lui une révolution dans la manière de faire de la musique, par le biais de l’électricité », raconte Jimmy Virani. Après tout, l’Union soviétique symbolise la naissance de l’homme nouveau : quoi de mieux que la musique du futur pour l’accompagner ?
« Le prophète de la musique électronique du futur »
Alors que Termen cherche à marier la musique à l’électronique, Lénine, lui, cherche à marier la musique à la révolution. « Lors de mon audition, Lénine m’a dit : le communisme, c’est le socialisme mélangé à l’électricité », déclarera Termen à la fin de sa vie. Lénine envoie donc l’inventeur sillonner l’URSS afin de faire découvrir son instrument. Le succès est tel qu’il est envoyé en Europe puis aux Etats-Unis pour promouvoir le thérémine et ainsi promouvoir le communisme et convaincre de sa supériorité sur le capitalisme. « La musique des ondes Ethérées », « Soviet Edison takes music from air », « Le prophète de la musique électronique du futur » : partout où il passe, la presse occidentale se montre dithyrambique. « Son côté magique interpelle », explique Virani, « mais je ne suis pas sûr que l’instrument était vraiment populaire. C’était plus une curiosité pour le milieu intellectuel et mélomane de l’époque ».
Arrivé à New York en décembre 1928, Lev Termen décide de s’y installer sous l’autorité du NKVD, ancêtre du KGB. Termen est désormais un espion. Pendant dix ans, il transmet en secret des informations aux services soviétiques. Dans le même temps, il continue de créer et tente de commercialiser le thérémine à grande échelle. Mais la crise de 1929 annihile toute tentative.
Un beau jour, alors qu’il s’est marié et qu’il fréquente des personnalités américaines comme Albert Einstein, Termen disparaît sans laisser de traces. Joseph Staline est alors au pouvoir et souhaite son retour de peur que Termen ne change de camp. En pleine purge, Lev Termen signe des aveux de force avant d’être envoyé au goulag, à Kolouma. Il n’y passera que six mois : la Seconde Guerre mondiale éclate et le pouvoir soviétique a besoin de ses cerveaux. Aux yeux du monde occidental, Lev Termen a totalement disparu.
L’influence soviétique sur la musique américaine
Les années orwelliennes en URSS n’empêchent pas les Etats-Unis de s’emparer du thérémine. Il devient l’instrument déjanté favori des réalisateurs de films de science-fiction à Hollywood, ceux d’Alfred Hitchcock ou de Robert Wise. Les réalisateurs l’utilisent généralement afin de souligner l’aspect horrifique ou dérangeant d’une scène. Ainsi, aujourd’hui encore, le son du thérémine est associé aux scènes d’OVNIS des films américains des années 1960. Chose que regrette la virtuose du thérémine, Clara Rockmore : « Hollywood voulait simplement effrayer avec ce son, c’était réducteur et je ne souhaitais pas cela. Je voulais jouer Bach ! » Dans un autre registre, le thérémine sera utilisé en 1966 par les Beach Boys dans leur chanson Good Vibrations.
Ecoutez ici dans Good Vibrations le thérémine à partir de la 25e seconde, puis à chaque refrain.
Un peu plus tard, l’ingénieur électronicien Robert Moog s’inspire du thérémine pour créer le premier synthétiseur de l’histoire. Pour lui, « le thérémine est la plus grande pierre angulaire de la musique électronique. (…) Cet instrument est l’essence même de la musique électronique car il suffit de brasser de l’air pour en jouer ».
Finalement, peu avant la chute de l’URSS, Lev Termen réapparaît. Celui-ci ignore bien sûr tout des succès de son instrument outre-Atlantique. Au service du KGB, il est invisible aux yeux du grand public. C’est en 1989 qu’il fera son grand retour lors du festival international de musique expérimentale de Bourges. Termen retourne alors aux Etats-Unis pour la première fois depuis plus de cinquante ans. Son épouse qu’il n’a jamais revue est déjà morte. Il disparaîtra lui-même quelques années plus tard, à l’âge de 97 ans.
Aujourd’hui, à l’heure de gloire de la musique électronique, que reste-t-il de Lev Termen et de son thérémine ? Pour Jimmy Virani, il ne fait aucun doute que « l’instrument est de plus en plus connu, des artistes populaires comme Benjamin Biolay ou Yoko Ono l’utilisent, et il s’en vend plus que jamais, Internet a rendu le thérémine très accessible. ».
« Le thérémine est bien le précurseur de la musique électronique contemporaine, conclut Virani, même si, du fait de sa difficulté à en jouer, le thérémine a eu peu de succès auprès des compositeurs du début du 20e siècle qui lui ont préféré les ondes Martenot, cousin du thérémine, inventé en 1928 en France. » Ah, ces Français…
LUKAS AUBIN
Cet article a été initialement publié sur le site de La Dame de Pique Média, magazine culturel consacré à la Russie.