Choisir de croiser Bach et Rachmaninov dans un programme de disque peut paraître contre-intuitif. L’Allemand face au Russe, le plus grand représentant du Baroque musical face à l’un des derniers romantiques, le mesuré face au passionné, le millimétré face au débordant, le multi-instrumentiste face au pianiste.
Pour moi, ce fut pourtant une évidence, qui s’est imposée juste après mon Prix au CNSM de Paris en 2015. J’avais pensé pour l’occasion, avec Roger Muraro, un programme exclusivement russe, avec notamment la Sonate n°2 op. 36 de Rachmaninov.
Écrite en 1913 en Russie, hommage à la deuxième Sonate de Chopin, elle a finalement été révisée par le compositeur dix-huit ans plus tard.
Ses trois mouvements enchaînés sont traversés de phrases torrentielles et ardentes, de magnifiques moments de méditation, l’écho des cloches des églises orthodoxes, faisant entendre cette ambivalence si russe entre élan et fatalisme.
C’est après ce bouillonnement de musique slave que je découvrais la 6ème Partita pour clavier de Bach. Je me plongeais dans la clarté méthodique du langage du compositeur allemand, dans un concentré d’émotions qui faisait parfaitement écho à Rachmaninov. Dernière des Partitas, c’est aussi la plus dramatique. Les différences avec la Sonate n°2 semblaient flagrantes, et pourtant le plaisir de jouer était aussi fort dans les deux répertoires. Chez Bach comme chez Rachmaninov, je sentais un champ de liberté semblable, une place laissée à l’interprète.
Leurs écritures, très contrapuntiques, sont toutes deux fondées sur de longues mélodies qui se construisent au fil du temps par les apports
d’harmonies et de contrechants successifs.
La fugue de la Toccata, ou encore le troisième mouvement de la Sonate, avec ses lignes qui tiennent sur plusieurs pages, en sont des exemples frappants. Quel éclairage apporter à ces voix, à quel moment ?
Comment mettre en valeur leurs inflexions, nourrir leur dynamique ? Où se trouve l’équilibre entre le détail et l’ensemble, entre la couleur et le chant ?
Autant de questions qui se posent au pianiste face à de telles partitions et auxquelles chacun peut apporter une réponse qui lui est propre. Elles nécessitent un travail loin de l’instrument, à la table, pour retrouver la racine au centre de ces architectures complexes, et ensuite tout reconstruire au piano.
Les transcriptions par Rachmaninov à partir d’autres oeuvres sont extrêmement instructives pour cela. S’il rajoute des touches de
contrechants, de chromatismes, ou des harmonies venues de son XXe siècle à la Partita n°3 pour violon de Bach, le compositeur reste fidèle au caractère de la pièce de virtuosité d’origine. Il ne modifie pas la ligne mélodique, mais en précise simplement les phrasés.
Le plus grand changement que Rachmaninov opère finalement, c’est de faire de la partition une véritable oeuvre pour le piano. Bach a cette particularité d’être transposable à tous les instruments. Rachmaninov, lui, est un pianiste et cela se ressent immédiatement dans sa manière d’écrire.
Il pense la musique sur le clavier, conçoit les proportions pour une mécanique percussive aux résonances bien particulières. Il nous pousse
à assumer le fait de jouer sur un piano.
Cet engagement, que l’on trouve souvent chez les interprètes russes, va au-delà je crois de la technique de jeu.
J’ai passé deux années à Moscou après mon Prix à Paris pour suivre l’enseignement de Tatiana Zelikman, et mon rapport à la musique en a été profondément modifié.
Pour elle, être un artiste est une chance doublée d’un sacrifice. La dureté de la société stalinienne dans laquelle elle a grandi l’a conduite à
considérer que jouer, c’est avoir la possibilité de s’évader. Cela implique une responsabilité gigantesque, une dette dont on doit s’acquitter. La musique n’est plus un divertissement, mais plutôt un appel impérieux à l’élévation et à la grandeur. Elle se doit d’être irrésistible, le chant
toujours engagé et plein, l’émotion assumée, tout en restant dans un contrôle permanent.
Alexandre Siloti était la conclusion parfaite. Professeur et cousin de Rachmaninov, transcripteur passionné de Bach, sa version du Prélude
n°10 extrait du premier cahier du Clavier bien tempéré s’éloigne cette fois de l’original pour mettre en lumière sa partie d’accompagnement.
On pourrait penser qu’il s’agit d’une trahison, mais n’est-ce pas finalement le plus beau des compliments de considérer qu’une broderie de main gauche peut devenir un chant? La deuxième exposition élève encore un peu cette dernière en lui ajoutant un thème interlocuteur.
Siloti a partagé ses études entre Russie et Allemagne, auprès de Liszt notamment, puis a émigré peu de temps après Rachmaninov dans les années 1920. Le voyage est souvent fondateur et il façonne le compositeur ou l’interprète.
Mais l’arrangement et la transcription sont aussi des mouvements participant d’une circulation entre les oeuvres, sans souci des frontières. Limiter un catalogue à un territoire, ce serait nier ces influences souterraines qui font de la musique un art du passage.
L’interprétation elle aussi répond à cette nécessité de transmission. La musique n’a pas d’extérieur : ni celui du monde auquel elle ne renvoie pas, ni celui d’une langue qui pourrait la dire autrement. Elle a besoin d’être jouée, entendue, vécue. C’est l’objectif que je me suis fixé avec le projet d’uNopia, transporter la scène pour désacraliser le lieu du concert, faire sortir les oeuvres des grandes salles, chaque espace devenant un endroit de rencontre avec tous les publics.
Faire voyager le concert partout, revenir à l’essence de la musique, à sa vocation de message universel. La musique est une aventure.
Guilhem Fabre
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