Jean-Noël Martin est un spectateur éclairé qui nous partage avec la ferveur de sa plume aiguisée, ses impressions et humeurs de ce qu’il pu a observer avec ses yeux et ses oreilles. Aujourd’hui, retour sur une soirée pluvieuse mais heureuse lors de la prestation de Nemanja Radulovic et Laure Favre-Kahn.
Ce que le feu doit à l’eau, ce que les flots doivent à la flamme…
Dantesque, ce doit être ça. Sur le fil entre enfer et félicité, avec une poignée de crins et le nerf tendu de tout ce qui refuserait de se laisser noyer sous la médiocrité, l’indifférence ou les convenances, on assiste à une lutte féroce et cependant placide du maître à bord face aux éléments. L’eau n’a pas su éteindre le feu et les étincelles nés sous l’archet du virtuose qui jouait tout sourire face à l’audience médusée, ici, sous un coin de parapluie, là, plaqué contre un mur. Il fallait voir comment cet équipage battait les flots, Laure Favre-Kahn gardant le cap, Nemanja Radulovic fouettant l’écume, trouvant toujours le ressac, pour mieux encore chatouiller l’horizon perdu sous la nuée en imposant sa fougue à la houle. De tels moments sont rares dans la vie d’un mélomane.
Tout commença avec la Danse Macabre, le cliquetis des osselets qui se rient du vivant empêtré dans les chairs et l’organique, moquant le quotidien engoncé dans ses préséances, son formalisme tordu et ses airs de pâquerettes hypocrites. La faucheuse guette et ricane, demeure cette question qui donc affûte l’impitoyable lame? On voit bien l’archet aller et venir, aiguisant le son implacable de ce qui doit advenir mais qui décide du coup fatal?
Tout de noir vêtu, collants, sorte de demie chasuble légère tombant sur les cuisses, chevelure de jais exubérante et barbe noire tout droit sorties d’une lampe d’Aladin où résiderait Paganini, Nemanja Radulovic sollicite l’essence de ce bout de bois encordé dont il connaît toute la magie. Le virtuose laisse aller son archet doué de vie propre dont on se demande s’il ne prend pas quelques crins à sa propre crinière pour penser mieux encore la pièce qu’il met en œuvre. Sa chevelure indomptable raconte la comète furtive et farouche qui choisit sa trajectoire sans se soucier des chemins balisés.
Pourtant, il a bien dû en emprunter de ces gammes mille fois répétées pour en arriver là, une telle facilité à la fois sauvage et limpide, un chant aussi naturel et plein qui dans la Danse Espagnole fait s’effilocher toutes les mantilles, met la musique à nu, dans une épure radicale qui laisse toute sa place au moindre frémissement mais…il pleut. Il pleut, la pluie chasse jusque sur la scène, le maestro ne pourra pas aller plus loin, il tente cependant de conjurer le déluge en enchaînant avec la sonate
n°5 de Beethoven Le Printemps, toute son ardeur ne parvient pas à sécher ces pleurs célestes venus d’un chagrin d’ailleurs qui nous dépasse, même si elle paraît l’atténuer quelque peu. Le musicien tangue avec sa musique sans jamais perdre pied, il est dans l’œil du cyclone, chaman au cœur d’un maelström diluvien. Il ne peut plus, la colophane finirait par savonner, le violon rendrait l’âme…Nemanja Radulovic a néanmoins su amener l’œuvre au port, sans dommage, tant d’autres n’auraient pas su éviter le naufrage.
Peut-être y avait-il là une façon de baptême pour les élus, les chanceux qui ont pu voir comment l’artiste tirait l’archet, alors que tout alentour sombrait dans des abysses spongieuses, comment il filait la note comme l’artiste verrier, le murano.
Puis avec le public, il y eut ce moment selfiesque ou chacun, tirait le portrait de celui qui tirait le portrait de celui qui…un mise en abyme où l’Artiste planté sur ses Doc, partageait un peu plus peut-être, différemment du moins si l’orage n’avait pas décidé de s’inviter dans ce duo où Laure Favre-Kahn tenait ferme la barre comme un vieux loup de mer tandis que Nemanja Radulovic faisait des acrobaties dans la voilure.
La puissance est dans la facilité. Le charisme ne s’apprend pas au conservatoire, qui en connaît d’ailleurs les gammes? Cela se joue-t-il en majeur, mineur, par tons, quart de ton, tierce, quarte ou quinte, en Ré, Si bémol, ostinato, rubato…? Sans doute s’agit-il d’un air de liberté qui ne peut s’emprunter ou se jouer. Nous avons encore cette chance que le mystère demeure pour l’heure
encore dans sa gangue, au secret d’un diapason qui ne répond pas aux ouïes communes.
L’orage passe, au pied de la cathédrale, le public se dissout dans la brume qui monte du sol. Les gargouilles donnent de la voix en léchant le sol de leur langue d’argent, il fallait que cette soirée s’inscrive dans quelque chose de gothique où la pierre et l’eau, le bois et le son convoquent des forces supérieures, de malins génies enfouis dans les tréfonds des 1001 tours que sait nous jouer la nature. Cela, pour saluer la verve insolente de ce Paganini réincarné qui ajoute à ses quatre cordes son sourire venu de ces mondes lointains dont on a perdu la mémoire où la steppe bruissait déjà de tous les chants à venir avant que l’homme ne sache du cheval et du crin, des mille accords qui nous racontent la vie.
L’eau n’est pas venu à bout de toutes les braises qui rougeoient encore dans la mémoire de ceux qui furent de ce sabbat et les gerbes étincelantes qui jaillissaient du chœur des gargouilles en un jeu d’orgue liquide n’ont pas finies de ruisseler dans nos souvenirs.
Nemanja Radulovic violoniste en diable, a provoqué de tout son volcanisme les divinités nébuleuses de la pluie et de la foudre, s’il a mis un genou à terre, c’est pour rendre hommage à la modestie, en se rapprochant de son public. On ne peut être à ce niveau en ignorant ce que l’eau et le feu se doivent l’un à l’autre.
Jean-Noël Martin
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