A l’origine du projet uNopia, ce camion scène qui transporte un piano à travers l’Europe, le pianiste aventurier Guilhem Fabre nous parle des liens qu’il entretient avec la Russie et l’Ukraine, de son parcours et de la musique qu’il envisage comme un pont entre les cultures.
Vous avez été formé au CNSMD puis à Moscou, pouvez-vous nous parler de ce choix et de la différence entre l’école française et l’école russe ?
Après cinq ans au CNSMD, j’ai eu envie de partir, et comme je travaillais de la musique russe, cela avait du sens pour moi de partir en Russie. Lors d’une master class en Italie, j’ai rencontré Tatiana Zelikman, professeur qui imposait une pédagogie très dure et exigeante mais en même temps extrêmement enrichissante sur le plan musical. Elle m’a ensuite proposé de la rejoindre à Moscou, où je suis resté pendant deux ans pour suivre ses cours. Pour les musiciens de cette génération soviétique, la musique est une échappatoire de taille, au delà de la notion de plaisir et d’esthétisme. Pour Tatiana, c’était une quête d’absolu, presque mystique.
Votre dernier projet porte sur les œuvres de Bach et Rachmaninov, pouvez-vous nous parler de votre proximité, du lien que vous entretenez avec la culture russe ?
C’est souvent difficile de savoir pourquoi un répertoire nous va mieux qu’un autre, mais Roger Muraro, qui était mon professeur, trouvait que cela correspondait bien à ma sensibilité. Cela demande un engagement émotionnel très fort et j’ai toujours aimé ces compositeurs, notamment Rachmaninov et Tchaikovsky, qui ont toujours résonné en moi. Même si ma famille n’est pas du tout imprégnée de culture russe, j’ai depuis longtemps un intérêt pour cette partie du monde.
Quand j avais 12 ans, j’avais d’ailleurs recopié tout l’alphabet cyrillique, et j’étais aussi fasciné par l’Ukraine, comme certains le sont par l’Egypte ancienne. Pour ce qui est de mon expérience musicale en Russie, je la dois surtout à un coup de tête déclenché par Tatiana, sans qui je n’y serai peut-être pas allé.
Pouvez-vous nous parler de votre projet uNopia, de ce que le voyage vous apporte dans votre approche de la musique ?
L’aventure, et c’est ce qui manque à la musique classique, gouvernée par les puristes. Elle est en fait d’une variété incroyable, et c’est son mélange avec d’autres arts qui lui permet de rester vivante. uNopia est un projet que j’avais déjà en tête en partant en Russie en 2013, mais qui est resté longtemps à l’état d’idée. Faire un long voyage entre Paris à Moscou était aussi une manière de tisser un lien entre les cultures russes et européennes, dont les relations à l’époque n’étaient déjà pas très bonnes.
« Il y a une sorte de postulat erroné de la part des institutions culturelles, selon lequel leur public n’est pas prêt à écouter de grandes oeuvres »
Vous aviez le projet d’emmener votre camion à Moscou, avez-vous espoir de pouvoir mener à bien ce projet ?
Après avoir annulé la tournée à Moscou, je suis encore en deuil de cette histoire. Moscou était l‘aboutissement de ce projet de camion scène. Il y a toujours espoir d’une évolution politique mais je pense devoir changer d’itinéraire, ce qui est difficile dans la mesure où aucun autre ne fait sens autant que celui-là. La guerre, en quelque sorte, avait mis un point final au lien que je pouvais entretenir avec ce pays. Mon mariage avec une russe et l’enfant que nous avons eu ensemble le rendent pourtant indéfectible.
Comment percevez-vous la réception de la musique classique en France et quelles seraient selon vous les solutions pour en diversifier le public ?
Il y a une sorte de postulat erroné de la part des institutions culturelles, selon lequel leur public n’est pas prêt à écouter de grandes oeuvres. L’itinérance est une manière d’aller au devant des gens et de désacraliser la salle de concert. Le but est d’éveiller chez le public le goût pour la musique classique, faire naître une étincelle chez quelques personnes qui auront envie de venir ensuite voir un concert ,alors qu’elles n’y auraient pas forcément pensé. Aller à la rencontre des gens me fait constater qu’y a un public là où on ne l’attend pas forcément.
Comment préparez-vous vos concerts, comment choisissez-vous les œuvres à interpréter dans telle ou telle ville ?
J’ai cinq ou six spectacles différents. Certains avec clowns, comédiens, ou chanteuse, des concerts à quatre mains, de la musique de chambre… Je les propose aux communes, mairies ou festivals et ils choisissent en fonction de leurs envie et de leur budget.
« Il n’y a aucune contradiction à faire résonner des chants ukrainiens à côté de Rachmaninov, qui avait d’ailleurs lui-même fui la Russie en 1917 »
Enfin, pourriez-vous nous parler de votre collaboration avec le chœur de Music Chain ?
Je soutiens totalement l’Ukraine, il n’y a pas de débat sur le fait que ce soit une agression de la part de la Russie. Il n’y a aucune contradiction à faire résonner des chants ukrainiens à côté de Rachmaninov, qui avait d’ailleurs lui-même fui la Russie en 1917. Au contraire. Les artistes russes ont le droit de jouer, il est évident qu’il faut le soutenir, la musique et l’art sont ce qui nous reste en cas de conflit politique. Jouer avec ces femmes réfugiées a pour moi beaucoup de sens. Nous prévoyons de jouer ensemble et contrairement à ce qui a été fait à la salle Gaveau où choeur et piano étaient complètement dissociés, j’ai envie cette fois-ci de envie de créer un véritable dialogue.
Propos recueillis par Morgane Gander
Guilhem Fabre & le Choeur Music Chain for Ukraine ouvriront le Festival 1001 Notes avec le spectacle Le Voyage imaginaire, le 25 juillet à 18H.
Album de Guilhem Fabre – « Bach / Rachmaninov » disponible sur notre site
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